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CFRIES
4 novembre 2006

La " kremlinisation " de l'économie russe

Les Echos [ 03/11/06  - 02H30 ]

http://www.lesechos.fr/medias/2006/1102/300112333.jpg

Le Kremlin a spectaculairement repris en main les entreprises stratégiques dans les hydrocarbures, les métaux, l'armement. En un mélange inédit de " renationalisation " et de " néo-privatisation ". Et dans la plus grande opacité. Officiellement, il s'agit de constituer d'ici à l'élection présidentielle de 2008 une demi-douzaine de champions nationaux de taille mondiale pour assurer le décollage du pays.

C'est un de ces paradoxes dont la Russie a le secret. Un phénomène sans équivalent. Ni renationalisation ni néo-privatisation, mais un cocktail de ces deux méthodes. Un " ni-ni " à la russe qui, depuis trois ans, instaure dans une opacité vertigineuse un " capitalisme bureaucratique ". A coups d'expropriations, d'intimidations fiscales, voire physiques, de fusions, d'augmentations de capital, les principales entreprises du pays opérant dans des secteurs stratégiques comme l'énergie, les mines et métaux, l'armement sont en train de se "consolider ". Cela sous l'égide d'une classe d'entrepreneurs très particuliers, des " oligarques-commis de l'Etat " issus du KGB. Leur mission ? Constituer six ou sept " champions " au service de la Russie. Traduire : qui ne céderont pas à la tentation d'exporter illégalement leurs capitaux et paieront leurs impôts rubis sur l'ongle afin de permettre la rénovation d'infrastructures et de services sociaux décrépits... Des champions capables de rivaliser avec les majors américaines, sources donc de fierté pour une population qui a encore en mémoire les humiliations de la fin du régime soviétique, dévaluations du rouble et recours aux crédits du FMI.

Consolidation accélérée
Force est de constater que l'Etat monte en puissance de manière spectaculaire dans l'économie. Il contrôle désormais le tiers de la production pétrolière, contre 10 % en 2003. Cela via Rosneft, bénéficiaire de l'expropriation de Ioukos, et les filiales du gazier Gazprom, qui a notamment racheté Sibneft l'an dernier. De même, Rosoboronexport, le monopole d'Etat d'exportation d'armes, a mis la main en 2005 sur Kamov, un des deux fabricants nationaux d'hélicoptères, puis, pour une bouchée de pain, sur le numéro un national de l'automobile, Avtovaz, constructeur des Lada et des fameuses Jigouli, ces clones de Fiat 127, qui composaient jadis presque tout le parc automobile. Il y a quelques semaines, Rosoboronexport est aussi devenu l'actionnaire de référence de VSMO, seul producteur national de titane et gros fournisseur d'Airbus. L'Etat compte par ailleurs monter dans le capital du monopole national du diamant, Alrosa, lequel pourrait se porter acquéreur d'un autre monopole, Norilsk Nickel, contrôlé par Vladimir Potanine, l'un des quatre derniers oligarques de l'ère Eltsine à n'être ni en prison ni en exil.

Vladimir Poutine a souvent répété qu'il ne reviendrait pas sur les privatisations de 1995 de sinistre mémoire. C'est pourtant ce qui se passe discrètement depuis trois ans. Cependant, la politique de renationalisation n'est pas systématique. Il arrive même que le secteur public s'ouvre au privé. A travers des mises sur le marché, comme celle de Rosneft en juillet, dont le Kremlin affirme, sans convaincre vraiment, qu'il sera entièrement privatisé d'ici à trois ans. Et à travers des mesures comme la suppression, l'an dernier, de la clause qui interdisait aux étrangers de détenir en direct des actions de Gazprom. D'autres introductions en Bourse sont au programme, notamment dans l'électricité. " En fait, avertit Fedor Lioukanov, du centre d'analyse "Russie dans la politique mondiale", il ne faut pas appréhender ce phénomène en termes idéologiques, public contre privé. L'Etat peut faire du portage temporaire d'actions pour le compte d'intérêts privés, ou vice versa. Il s'agit surtout de créer d'immenses entreprises loyales, liées à l'Etat, mais pas nécessairement possédées par lui. " Dans un intérêt national et privé bien compris.

Logique d'intégration verticale
Le projet consiste à " instaurer durablement la domination d'un parti quasi unique dans le champ politique et à créer des conglomérats privés liés à l'Etat, comme le sont les chaebols sud-coréens ", résume Fedor Lioukanov. Avant de constater que " cela nourrit en général la corruption et que les chaebols ont mal fini ". En Russie, ces " mega concerns " auront pour rôle de dominer totalement leur marché domestique. La liste peut en être dressée sur un coin de table, c'est d'ailleurs ce que fait Sergueï Markov, politologue proche des thèses du Kremlin. " Gazprom dans le gaz, Rosneft après absorption de Lukoil et Surgut pour le pétrole, Roussal dans l'aluminium, Alrosa dans le diamant, Rosoboronexport dans l'armement et l'aviation, Sberbank et Vniechtorgbank plus peut être un troisième établissement dans la banque, le groupe d'Abramovitch dans la métallurgie. " Sept mastodontes, quasiment sept monopoles. Et l'automobile ? " Les autos, on n'est pas encore sûr qu'elles répondent à cette logique... ", tranche-t-il.

Car il y a derrière ce mouvement une doctrine économique, certes simpliste, mais cohérente, qui privilégie l'intégration verticale là où la Russie dispose d'avantages comparatifs évidents. C'est-à-dire, conformément à une tradition historique, la métallurgie, l'armement et surtout le sous-sol puisque dans le gaz, le pétrole, les diamants, le cuivre, le nickel, l'uranium, le fer, les métaux rares, le pays - en fait la Sibérie - figure au premier ou au deuxième rang mondial en termes de réserves. Il s'agit de " récupérer " au profit d'un seul acteur la valeur ajoutée dispersée entre l'amont et l'aval, et de contrôler toute la chaîne, là où " la taille critique importe avant tout " et est le seul moyen d'exister dans un marché mondialisé. Cela sans être importuné par une concurrence dont Sergueï Markov reconnaît en revanche les vertus dans la recherche et les hautes technologies, d'où l'absence de la téléphonie mobile dans la liste du Kremlin, puisque, aux yeux de ce dernier, la Russie manque d'atouts en la matière. Un diagnostic surprenant dans un pays où l'on rencontre un ingénieur à chaque coin de rue.

" Un obèse aux JO "
Ce discours à base d'économie mixte, de volontarisme, de politique industrielle en faveur de l'intérêt général a de quoi séduire un esprit français. D'ailleurs, les thuriféraires du Kremlin citent souvent De Gaulle et Napoléon. Mais cette doctrine prête aussi le flanc à de sévères critiques. Telles celles de Michael Porter, de l'Institut sur la stratégie et la compétitivité à Harvard, qui affirmait récemment, lors d'un colloque organisé par un " think tank " moscovite, que " la théorie des champions nationaux est morte, plus personne n'y croit sérieusement en dehors de la Russie ". Ajoutant que la concentration en cours dans les ressources naturelles nuit à la compétitivité. Car, à l'image de ce canon du Kremlin si gros qu'il n'a jamais réussi à tirer un obus, on peut craindre que les mastodontes en voie de constitution ne tiennent pas leurs promesses. A l'exemple d'un Rosneft, dont la production stagne quasiment, ou d'un Gazprom investissant peu dans l'exploration et dont les coûts d'installation de gazoduc sont anormalement élevés même en tenant compte d'une géographie ingrate. " Si la priorité du pays est le capitalisme bureaucratique, on risque de se retrouver avec beaucoup plus de bureaucratie que de capitalisme ", ricane un observateur. Le ministre du Développement, German Gref, reconnaît d'ailleurs que " personne ne songerait à aligner un obèse aux JO ". Mais il semble bien isolé au gouvernement.

On peut encore objecter que ces géants vont étouffer les autres secteurs de l'économie, monopolisant talents et ressources financières, ou qu'ils abuseront de leur pouvoir au détriment de leurs clients, notamment des PME, déjà anormalement peu nombreuses en Russie. Ce que réfute Al Breach, analyste de la firme de courtage UBS, convaincu que " le discours ambiant sur la diversification nécessaire de l'économie est une absurdité " et qu'" il faut faire ce pour quoi on est bon, là où on dispose d'avantages comparatifs, tout le reste étant du gaspillage de ressources ".

L'obsession du contrôle
Mais cette intégration verticale, à rebours de ce qui se pratique à peu près partout ailleurs dans le monde et qui rappelle la " verticale du pouvoir " mise en place par Vladimir Poutine, en clair l'autoritarisme, semble surtout inspirée par la peur de ne pas pouvoir tout contrôler. Comme un écho de l'époque soviétique où les grandes entreprises possédaient leur propre centrale électrique, des mines et des exploitations agricoles afin de s'affranchir des défaillances du système. " Ce sont des obsédés du contrôle, s'amuse Konstantin Simonov, du Fonds national de sécurité énergétique, ce qui est normal pour des types issus du KGB où tout imprévu est menace, toute concurrence désordre. " Un KGB de fait omniprésent au sein de l'état-major des champions nationaux actuels ou à venir. D'où la question : le discours sur l'intérêt national et la " consolidation stratégique " n'est-il pas qu'un rideau de fumée ? S'il ne s'agit pas en réalité de permettre à une poignée de proches de Vladimir Poutine, au demeurant sans grande expérience industrielle, de s'approprier en toute discrétion les richesses du pays.

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